samedi 4 juin 2011

nouvelles : Violet

VIOLET


L'évêque avait revêtu sa robe violette, savamment arrangé sa mitre sur la tête, pris sa crosse dont l'extrémité s'arrondissait en volute lisse.

Il s'avança vers l'autel d'un pas lent et compté.
Il se retourna.

A cette heure, bien sûr, la Cathédrale de Chartres était vide. Le silence sentait l'humidité et l'aube envoyait quelques rais insuffisants pour éclairer la grande bâtisse. Les statues étaient muettes, figées dans un mouvement éternel, et profilaient leurs grandes ombres apaisantes le long de l'allée. La file des chaises s'étendait à l'infini, sans un craquement de bois, sans un bruissement de paille. Devant elles, des prie-dieu dévoués comme en prosternation.

Les vitraux éteints envahis par le plomb noir diffusaient une ombre sans âme.

Tout ici était sombre, obscur, endormi.

Seule au milieu de la pénombre, la longue robe violette de l'évêque frémissait.
L'homme aussi.

Pas de froid, pas de peur... d'exaltation. Son église lui appartenait, tout son monde mystique l'emplissait entièrement et le faisait frissonner d'une joie contemplative.

Après une lente respiration, l'homme s'adressa à la foule des statues et des personnages du retable de l'autel et des tableaux, et entonna d'une voix grave et puissante le Cantique des Cantiques. Sa voix monotone et cependant profonde s'éleva le long des voûtes, montant et descendant au gré des lignes parfaites des ogives, souffla au passage sur le visage des gisants allongés sur leurs couches de pierre, s'éparpilla à l'infini dans le déambulatoire pour enfin s'éteindre sur la magnifique et terrifiante fresque du Jugement Dernier. L'évêque dédia secrètement son discours à Marie, seule femme qu'il eût jamais aimé d'amour profond, mais ne put s'empêcher de penser que ce chant était aussi celui des époux qui s'unissent, du Christ pour son église, de l'union de l'âme et de Dieu, peut-être même une allégorie de l'Histoire d'Israël depuis sa fuite d'Egypte.

... " Que tu es belle, ma bien-aimée,
que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes."

Pénétré de ses mots d'Amour, c'était pour lui l'ultime déclaration de la Violente Passion qu'il portait à son Eglise.

... " Les poutres de notre maison sont de cèdre,
nos lambris de cyprès."

Il avait des années durant, de toute la force de sa foi pure, présidé au culte, stimulé la confiance de ses fidèles, conduit son diocèse dans la tempérance, la justice et la paix.

Il était temps maintenant.

Des larmes lui vinrent aux yeux, qu'il tenta de refouler, récitant toujours, inlassablement, dans l'écho de sa propre voix renvoyée par les murs abondamment illustrés de toutes les scènes qu'il avait apprises puis enseignées de la vie du Christ, de Marie, des Apôtres et de tous les Saints.

... " Dis-moi donc, toi que mon coeur aime :
Où mèneras-tu paître ton troupeau,
Où le mettras-tu au repos, à l'heure de midi ? "...

Son regard embrassait l'immense bâtiment mais s'arrêta comme toujours sur ce qui avait été, depuis qu'il avait pris sa charge d'évêque, la scène qui l'extasiait le plus : un bas-relief de la Déposition du Christ. Toute la psychologie du monde s'y trouvait écrite. Les visages exprimaient avec tant de puissance les sentiments mêlés du désespoir de l'Homme et de son espoir en Dieu...

... " Entraîne-moi sur tes pas, courons !
Le roi m'a introduite en ses appartements ;
tu seras notre joie et notre allégresse.
Nous célèbrerons tes amours plus que le vin ;
comme on a raison de t'aimer"...

Peu à peu, les années écoulées à servir son église s'effaçaient, et laissaient place à une exaltation sans limites. Enivré de l'ambiance assombrie du lieu, de l'odeur mouillée des vieilles pierres, de la chaleur de sa propre voix, de l'ambiguité des paroles du Cantique, il voulait vivre intensément le moment présent ; dernier qu'il passerait ici, avec ce costume, ces attributs, de ce côté du troupeau.

... " Avant que souffle la brise du jour
et que s'enfuient les ombres... " ...

Il voulait s'abandonner en cet instant éternel où, seul, tout juste à la lisière entre l'évêque qu'il était et l'homme qu'il allait redevenir, ses sens ne lui appartenaient plus ; où il se confondait avec les pierres, les chaises, les statues, la poussière...

"... Tu me fais perdre les sens,
ma soeur, ô fiancée,
tu me fais perdre les sens
par un seul de tes regards,
par un anneau de tes colliers !"...

Il ne voyait même plus les hauts murs de la cathédrale. Dans un brouillard diffus, tout se fondait vers un point brillant qui éclata en une image éblouissante de lumière et de joie, un jardin de Palestine, luxuriant au milieu du désert, où se mêlaient toutes les essences d'arbres et de fleurs, où paissaient des brebis blanches, sous un soleil de feu !

..." Qu'est-ce là qui monte du désert,
comme une colonne de fumée,
vapeur de myrrhe et d'encens
et de tous parfums exotiques ? " ...

Le vent faisait bruisser les feuilles, onduler l'eau où buvaient les brebis...

... " Lève-toi, aquilon,
accours, autan !
Soufflez sur mon jardin,
qu'il distille ses aromates !
Que mon bien-aimé entre dans mon jardin,
et qu'il en goûte les fruits délicieux !"...

Dans un sursaut, un souffle froid sur le visage, l'évêque s'éveilla et sa vision le quitta. Tout en continuant à réciter, il se remit en marche. Il fit lentement le tour de la cathédrale, ses mains caressant les statues, les tableaux, les murs, ses pieds frottant les dalles lisses et brillantes.

Le jour se levait.
Les vitraux laissaient maintenant entrer des rayons multicolores dans la grande bâtisse.
Après avoir embrassé du regard les moindres recoins de sa maison, il se dirigea vers la sacristie.
Il posa sa crosse, ôta sa mitre de sa tête blanche, et retira sa robe violette...

... " Pose-moi comme un sceau sur ton coeur,
comme un sceau sur ton bras,
car l'amour est fort comme la Mort,
la passion inflexible comme le Schéol.
Ses traits sont des traits de feu,
une flamme de Yavhé.
Les grandes eaux ne pourront éteindre l'amour,
ni les fleuves le submerger.
Qui offrirait toutes les richesses de sa maison
pour acheter l'amour,
ne recueillerait que mépris."

L'homme sortit de la cathédrale, repoussa la lourde porte de bois sculpté, et s'éloigna, sans se retourner.

Chagall, le Cantique des Cantiques

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